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« Peace Lines » en Irlande 34 km de murs de 8 mètres pour séparer les uns des autres | PEACE LINES MESSAGERIES DE LA PAIX | ![]()
Alex Dancyg, 1948-2024 |
Lettre de Liaison n°131
22 juillet 2024
Et si on pensait au bonheur, un peu. Au bonheur, malgré tout.
Malgré tout : nous apprenons, ce 22 juillet, la mort en captivité d’Alex Dancyg. Il aurait eu soixante-seize ans hier. Probablement tué par l’armée, en février-mars. De Gaza aussi, la lettre poignante de Maram Humaïd, pour le premier anniversaire de son fils, entre joie et sorrow. http://www.peacelines.org/media-must-read-2024-c33425223
Malgré tout : nous avons commencé l’année 2024 avec un budget de 1.534 €. Nous avons fait parvenir 2.200 € à nos familles amies de Gaza. Il nous reste un euro en caisse.

Le bonheur, malgré tout ? Ici, on tourne le robinet, coulent à volonté eau chaude, eau froide.
Là-bas, dans les camps de personnes déplacées, et re-déplacées, à Gaza, il n’y a pas d’eau potable ou non potable au robinet. La chaleur de juillet est étouffante. « On survit dans des conditions extrêmement difficiles, sans accès au net ». C’est le dernier message reçu de notre ami depuis quinze ans, le Dr Massoud, le 8 juillet. Chaque jour, ici, on scanne les nouvelles de là-bas, espérant très fort que des opérations militaires n’aient pas frappé nos amis.
L’argent qui nous restait en caisse, nous l’avons envoyé, en plusieurs virements, complété par des dons parvenus cet hiver, à Massoud, et aux familles qui dépendent de lui. Massoud enseignait la littérature anglaise à l’université. Il n’a reçu aucun salaire depuis l’été 2023. Il va sans dire qu’il ne fait pas partie du Hamas, ni d’aucun mouvement de lutte armée.
Comme il nous reste 1 euro en caisse (99 centimes pour être précis), et que nos Messageries de la Paix ne sont subventionnées ni financées par aucune entité, dépendent entièrement de vos dons, nous vous demandons de nous permettre de maintenir cette « ligne de vie » avec Gaza.
Gaza, où nous apprenons que l’armée vient de retrouver, au fond d’un tunnel à vingt mètres de profondeur, le corps de Maya Goren, et de quatre autres otages. Maya était enseignante au kibboutz de Nir Oz, où nous avons nos liens humains. Le matin du 7 octobre, son époux Avner a été tué dans leur maison, avec leur chien. Maya s’occupait alors du jardin d’enfants. Sur cette photo, on la voit avec Kfir Bibas, 9 mois, qui a été enlevé avec son frère Ariel, 4 ans, et leurs parents, le même matin. On est sans nouvelles d’eux depuis.
Nir Oz, petite communauté agricole de quatre cents âmes, a été la plus dévastée le 7 octobre. Un quart de ses habitants ont été tués ou kidnappés. Dont Haïm Peri, Amiram Cooper, Yoram Metzger, et Alex Dancyg, tous entre 76 et 86 ans, dont on sait qu’ils sont morts en détention dans les tunnels de Gaza.
Alex, né à Varsovie le 21 juillet 1948, fils de survivants polonais de la Shoah, fermier, et historien comme sa mère, enseignait l’Holocauste depuis trente ans. En captivité, il partageait ses connaissances avec les autres otages, autant qu’il pouvait.
Les deux tragédies ne s’excluent pas.
http://www.peacelines.org/nir-oz-c33456525 http://www.peacelines.org/rafah-c33456527
Avant de penser, un peu, au bonheur, malgré tout, une bonne nouvelle : notre site, peacelines.org, créé en 2014, en français et en anglais, recevait une trentaine de visiteurs par jour, en moyenne, jusqu’au printemps de cette année. Nous l’avons transformé, patiemment, méthodiquement, en refuge virtuel, en citadelle d’informations précises et devenues introuvables.
Il compte, depuis un mois, entre 200 et 750 visiteurs par jour.
A l’heure qu’il est, 4h du matin, ils sont près de 100 déjà, à être entrés. Le 22 juillet, ils étaient 630 à avoir consulté 1010 pages. C’est dire que nous ne sommes pas seuls, et que le contenu de ce que nous donnons à partager est réel, et vaut d’être connu.
Nous ne sommes pas des pacifistes « bêlants ». La guerre, nous avons bien compris qu’elle est un moteur central de bien des économies. A notre profonde honte, la France s’est hissée au deuxième rang mondial des marchands d’armes depuis 2022, grâce à « l’Ukraine ». Entre les Etats-Unis et la Russie. Raison pour laquelle nous n’irons ni à Kiev ni à Kharkiv. La guerre civile entre Ukrainiens de l’Ouest et ceux de l’Est a été instrumentalisée par les puissances, pour le plus grand profit de firmes connues, tant aux Etats-Unis qu’en France, en Russie, en Allemagne, en Angleterre. Voir, à ce sujet, l’étude de l’Institut International de Recherche sur la Paix de Stockholm (SIPRI), qui nous apprend que les membres de l’Union Européenne, sous influence américaine, ont doublé leurs ventes et achats d’armes entre 2014-2018 et 2019-2023. Un changement de gouvernement, chez les Américains, pourrait mettre fin à ce carnage (100.000 tués, 100.000 blessés chez les enrôlés ukrainiens, 180.000 tués, 220.000 blessés chez les russes, plus de 30.000 victimes civiles), mais Kennedy avait été assassiné au moment où il pensait retirer les troupes américaines du Viet-Nam…
Lorsque Hergé envoie son petit reporter en Amérique du Sud en 1935, il consacre toute une page au trafiquant d’armes Basil Zaharoff, au nom à peine déguisé, Basil Bazaroff, qui vend allègrement ses canons aux deux belligérants. Tel qu’il est croqué par le dessinateur, c’est le portrait craché de l’historique Zaharoff. Alors, le trafic d’armes était désigné par son nom : marchands de mort. Depuis l’an 2000, et avant, les marchands de mort se trouvent dans les ministères de nos grandes nations civilisées. Ils ont pignon sur rue dans les media, et dictent les politiques étrangères…
« Notre toute dernière création en 2022-2024 : le 155 C.S.R. : c’est un article de toute première qualité ; c’est souple, maniable, robuste et ça vous envoie à plus de 40 kilomètres un amour de petit obus guidé…
Le 75, c’était en 1935… »
Alors, le bonheur, dans tout ça ?
Vous serez peut-être surpris d’apprendre qu’il existe un classement mondial des pays heureux (World Happiness Report), et donc des malheureux, comme le montre la carte en page 1. Selon des critères variés et objectifs, à vocation universelle. Le PIB par habitant, bien sûr, mais aussi le soutien social dont bénéficie la population, l’espérance de vie en bonne santé, la liberté de faire ses choix existentiels, la générosité générale, l’engagement citoyen, l’accès à l’éducation, l’accès au logement et à une nourriture adaptée, la sensation de sécurité au quotidien, la qualité des transports, les degrés de corruption constatés… Sans mystère, sans doute, sont en tête la Finlande, le Danemark, et l’Islande, pour les années 2021-2023. Les pays des gens heureux.
Juste après venaient la Suède et… Israël.
A l’autre pôle, dernier de la liste de 143 pays, l’Afghanistan, précédé par le Liban du Hezbollah. Le Yemen des Houthis est en 133ème position. L’Egypte, 127ème ; la Jordanie, 125ème ; l’Ukraine, 105ème ; la Palestine, 103ème ; l’Iran, 100ème.
La Russie est au 72ème rang ; la Chine, 60ème ; la France, 27ème ; l’Allemagne, 24ème ; les Etats-Unis, 23ème ; le Royaume Uni, 20ème ; l’Irlande, 17ème ; la Suisse, 9ème.
Le fossé entre les blocs saute aux yeux : deux modes de vie que tout oppose ou presque, le bloc Iran/Liban/Afghanistan d’une part. Le bloc Suède/Suisse/Costa Rica de l’autre. Costa Rica, il faut le rappeler, pays qui a aboli la peine de mort dès 1882, et supprimé constitutionnellement son armée en 1948. Pour 2024, le Costa Rica est en première place du Happy Planet Index, l’autre méthode de classement des pays heureux, qui tient compte de l’empreinte écologique.
Pour cet autre Index du Bonheur, la Suisse est 4ème ; le Royaume Uni, 14ème ; l’Allemagne, 29ème ; la France 31ème ; l’Irlande, 35ème ; le Yémen, 75ème ; la Jordanie, 80ème ; l’Iran, 82ème ; l’Ukraine, 101ème ; le Liban, 112ème ; la Russie, 126ème ; l’Afghanistan, 141ème.
Mais il est tard, 5 h du matin… Près de vingt visiteurs en une heure, dans la nuit.
Le bonheur, c’est aussi, ayant fait ce que dois, de prendre un peu de repos.
Le fatalisme, l’horrible fatalisme, ce serait de baisser les bras, se résigner, et laisser aller.
A rebours, le bonheur, c’est de prendre sa part, dans le sort commun, sans désemparer.
On nous demande parfois comment sont nées nos Messageries.
Cela part toujours d’une personne, puis de deux. D’un carnet d’adresses.
D’une urgence vécue comme absolue. Je ne peux pas laisser passer ça.
Apprivoiser la peur profonde, sortir du confinement intérieur, de l’insidieuse routine, et de son désespoir muet, sans paroles – une absence totale d’espoir en fait (ce serait toujours la même chose, ad vitam eternam, le même vide).
Qu’à la fin des fins, on puisse se dire, sans tricher : on aura essayé. De rendre tout le bazar meilleur qu’il n’était, de laisser l’Endroit plus propre que nous ne l’avons trouvé. Plus beau.
Il y en a qui rêvent d’éoliennes-pompes à fric, pour manier des sommes, saliver à l’idée du profit. Il en est d’autres qui plantent des arbres. Des arbres rares.
Confrontés à l’horreur incroyable d’un siège d’un autre âge aux portes de notre royaume, l’été 93, nous avons été quelques dizaines, venus de Grèce, d’Italie, d’Espagne, de France, de Suède, d’Amérique… à décider d’y aller. Tels que nous étions, sans cartes, sans téléphones portables alors, sans gilets pare-balles ni blindages à nos véhicules.
De toutes façons, on voyait bien notre monde se fracturer, sous nos yeux.
Si l’on considère que l’épicentre géographique de l’Europe est en Suisse, entre Zurich et Davos, Sarajevo n’est qu’à 745 km de Davos à vol d’oiseau. [Les Suisses, assez fins pour ne pas se laisser entraîner dans les guerres mondiales, ni dans l’Union Européenne]. Pour nous, c’était de l’ordre de 1.800 km. Nous étions deux, au départ, dans une petite AX Citroën bourrée de vivres, de livres.
La suite se trouve, en partie, sur notre site :
http://www.peacelines.org/bosnie-1993-1996-c24712792
http://www.peacelines.org/bosnia-1993-1996-c24711616 [plus complet en anglais, plus de photos]
L’essentiel étant que l’OTAN américaine voulait bombarder la ceinture de Sarajevo, et que la présence d’une soixantaine de civils de toutes origines l’en a empêché. Alors, la guerre s’est arrêtée à Sarajevo, pour la première fois depuis quinze mois, au deuxième jour de notre présence dans la capitale, les gens, incrédules, ressortaient de leurs abris, sous le soleil de l’été.
[L’OTAN, organisation politico-militaire créée en 1949 sous l’égide de Washington ; son équivalent soviétique, le Pacte de Varsovie, ne sera fondé qu’en 1955, pour faire pièce au dispositif américain, installé dans toute l’Europe de l’Ouest – sauf la France souveraine, qui s’en défait, sous la présidence du général de Gaulle, en 1966 – avant que M. Sarkozy décide de réintégrer l’Alliance, en 2008; le Pacte de Varsovie sera dissous en juillet 1991, suite à la chute du Mur de Berlin. On se demande bien pourquoi, du coup, l’OTAN perdure. Nous, ce que nous craignions, l’été 93, c’étaient les bombes US]
Une poignée de « pacifistes » faisait donc obstacle à une ingérence militaire américaine en Europe [Démocrates au pouvoir, sous Bill Clinton], et les tirs de mortiers, de snipers, cessaient à Sarajevo.
Tous bénévoles, nous n’allions pas rester en Bosnie. La guerre allait reprendre après notre départ, et les Américains finiraient par s’infiltrer en ex-Yougoslavie, l’été 1995, opérant avec les Croates les bombardements dont ils rêvaient en 1993, aboutissant au seul « nettoyage ethnique » qui eut vraiment lieu en Bosnie : l’évacuation de la quasi-totalité des habitants de la Krajina (300.000), tous Serbes, au seul profit des Croates.
[Les Américains et l’OTAN allaient aussi procéder aux bombardements massifs sur Belgrade et la Serbie en 1999, conduisant à l’autre « nettoyage ethnique » en ex-Yougoslavie, avec l’exode de presque tous les Serbes de la capitale du Kosovo, Prishtina, entre 2000 et 2004.]
Pardon pour cette parenthèse et ses précisions à contre-courant des infos diffusées par les media dominants à la fin du siècle dernier, où il n’était question que des Bons-Bosniaques, les seules victimes reconnues, encensées.
Ce que le travail de terrain nous apprend : découvrir la réalité sans fards, telle que les media ne la vendent pas. On le sait assez : les media sont massivement aux ordres de groupes financiers puissants, lesquels ont partie liée avec l’industrie de guerre et les politiques qui s’en inspirent. Dans cette optique, aucun besoin de donner à comprendre une généalogie des conflits. Un gloubi-boulga binaire et réducteur, farci à la moraline de western (les Bons, les Méchants) suffit, pour occuper les esprits désinformés.
Sur la Route Diamant, qui reliait le port de Split à Sarajevo, nous avons enfin ouvert les yeux. Au retour, un entretien avec le sous-préfet local – revenus d’un tel enfer, il fallait rencontrer des responsables, de l’Etat, des communautés – allait mener à la création d’une association de type Loi de 1901, sur son conseil avisé. « Cela va vous demander du travail, on n’a rien sans rien ».
Ainsi sont nées les Messageries de la Paix, à l’automne 1993, baptisées en anglais, pour l’international, Peace Lines.
Nous ignorions que la formule « Peace Lines » désignait, depuis 1969, de hauts murs érigés en Irlande du Nord, pour séparer les deux communautés (catholiques et protestants), qui se sont affrontées par tous les moyens (allant des émeutes, et du terrorisme, à la répression), de la fin des années 60 aux « accords du Vendredi Saint » en 1998, qui marquèrent la fin des « Troubles ».
La fonction de ces murs est d’apaiser les tensions, en empêchant les violences entre voisins.
Retour de Belfast (10-12 juillet 2024).
La bonne nouvelle de cette Irlande du Nord ignorée de presque tous (là encore, les media dominants, en France et ailleurs, ont mis la réalité sous le tapis – le sujet n’était pas « vendeur », paraît-il) est que les conflits les plus enracinés (voir The Boxer, film de Jim Sheridan, 1997; réécouter War, l’album emblématique de U2 en 1983) finissent tous, à la longue.
Paradoxalement, on rencontre moins de sectarisme à Belfast en juillet 2024 qu’en France au moment des législatives… Tirer nos leçons des gens d’Irlande du Nord. Les manifestations des Loyalistes de Belfast, lors de leur fête des Bonfires, étaient bon-enfant. Dans la libre joie populaire et les feux d’artifice festifs. Quand bien même c’est le drapeau palestinien qu’ils ont brûlé, avec le drapeau irlandais, dans Victoria Street le 11 au soir.
De fait, nombre de nationalistes républicains irlandais, catholiques, à Belfast Ouest soutiennent la cause
palestinienne exclusive, quand leurs voisins protestants, loyaux au Royaume Uni, à Belfast Est, défendent Israël.
Notre besoin, toujours, c’est d’y voir clair, sans exclusives. A travers tout le « brouillard de guerre » que propagent les multiples propagandes des industries de guerre en continu, garder notre libre arbitre, notre simple, humaine lucidité. D’abord comprendre, à travers les lignes, et entendre. Ne nous faisons pas plus sourds que nous ne sommes. Rester humains. Ensuite, agir, dans la mesure modeste de nos moyens.
Bien au-delà du lieu commun, nous sommes tous dans le même paquebot. Belfast, c’est aussi le chantier naval où a été construit le Titanic. De la soute et de la salle des machines au cockpit de pilotage et au nid-de-pie des veilleurs, en passant par les cabines des mécaniciens, des lampistes, des matelots, des quartiers-maîtres, des passagers, la dérive des icebergs ne fait pas de différence entre les uns et les autres.
Nous n’oublions pas que le premier veilleur qui a constaté l’iceberg fatidique, la nuit du 14 au 15 avril 1912, Frederick Fleet, en l’absence de radars alors, ne disposait pas de jumelles dans son nid-de-pie.
Si la formule des Lumières, dès 1784, reste la nôtre : Sapere Aude, Ose Savoir, encore faut-il se donner les moyens du savoir, et du partage de la compréhension.
Dans moins de deux mois, il nous faut retourner aux portes de Gaza, en Israël – « Notre tâche est de trouver les quelques formules qui apaiseront l’angoisse infinie des âmes libres. Nous avons à recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par les malheurs du siècle. » Camus, L’été
Merci pour votre écoute, votre soutien.