7 octobre 2024
Edito Vivre c’est résister, Si vis pacem…
« Comme Friedrich Hebbel, je pense que ‘vivre c’est résister’.(…) L’indifférence, c’est l’aboulie, le parasitisme, et la lâcheté, non la vie. C’est pourquoi je hais les indifférents.» Antonio Gramsci
Bon, on ne connaît pas ce Friedrich Hebbel (poète allemand du 19ème), à peine Gramsci (philosophe et député italien, opposé à la dictature de Mussolini, il est arrêté à l’âge de 35 ans, sur un réquisitoire radical « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans. » Atteint d’une forme de tuberculose, il souffre d’hypertension et de scorbut en prison (il perd ses dents). Très affaibli il meurt deux jours après sa libération finale, à 46 ans).
On ne savait pas ce que c’est, l’aboulie. Vérification faite, il s’agit d’un trouble durable qui se caractérise par un manque paralysant de volonté, une incapacité à agir, à prendre des décisions, à se concentrer pour atteindre des objectifs envisagés.
Vivre c’est résister, donc. Comme on résiste à une agression, à une tumeur, une tentation à problèmes, une menace pour l’organisme, son intégrité.
Résister, c’est lutter. Entrer en conflit… S’engager. Prendre parti ?
Ainsi, un engagement à titre personnel, qui me vaut cette réponse : « Vous avez fait un premier don pour soutenir Wikipédia, puis vous avez décidé d’y ajouter 2,00 € par mois : c’est la preuve d’un réel engagement et vous avez toute notre reconnaissance.
(…) Notre engagement sera à la hauteur du vôtre. Nous serons toujours libres. Nous serons toujours neutres. »
Nous serons toujours libres. Nous serons toujours neutres. Dont acte.
Vous me direz, deux euros par mois, ça ne mange pas de pain. Certes, mais 2% seulement des utilisateurs de Wikipedia ont la cohérence d’y participer un peu financièrement. 98 sur 100 se servent, gratuitement bien sûr, et repartent en laissant la porte ouverte… Gross ! Cela en dit long sur… l’aboulie, le parasitisme de 98% de nos contemporains. 98% !
Avec mes deux euros par mois, je me trouve radin, et je pense multiplier la somme par cinq ou dix prochainement – mais les 98 autres ?
Sans compter celles et ceux qui ne s’en servent jamais, de cette fantastique encyclopédie en ligne – près de 7 millions d’articles en anglais, près de 3 millions en allemand, plus de 2 millions et demi en français, près de 2 millions en espagnol, en russe… – par ignorance ou par mépris, qui n’ont pas cette passion, comme disait l’ami cubain ce matin, de chercher, d’observer pour apprendre. Hay que buscar, y mirar, para apprender…
Résister donc, pour vivre. Lutter, accepter le conflit : il est souvent nécessaire et salutaire. A commencer par le conflit contre soi – arrêter de fumer, de s’engraisser, de dépendre d’une addiction ou d’une autre (jeux vidéo, séries télé, drogues…).
Pour des « messagers de paix », si ce n’est des pacifistes, cela peut sembler un paradoxe. Oser reprendre à son compte cette formule de sagesse latine d’il y a seize siècles :
Si vis Pacem, Para Bellum. Si tu veux la Paix, Prépare-toi à la Guerre.
Si vous lisez l’édito de Charlie Hebdo du 9 octobre, vous trouverez cet avertissement de Riss :
« Le paradoxe atroce de ce conflit [entre Israël et le Hamas] peut se résumer ainsi : plus on attend de gestes d’humanité de ses proches, moins on en accorde à ceux d’en face. Le monde est désormais divisé entre ‘ennemis ou amis’, ‘humains ou inhumains’. Quel camp choisissez-vous ? » Riss, bien sûr, n’est pas l’homme d’un camp.
Alors, quel sens pouvons-nous donner à cette recommandation surgie du fond des âges, Prépare-toi à la guerre ? Est-ce un appel à prendre les armes ?
Tout est fonction des circonstances, comme toujours.
Lorsque, le 7 octobre 2023, Vivian Silver, née en 1949 au Canada, militante pacifiste de toute une vie, s’est vue enfermée dans son abri en béton [les abris devenus obligatoires dans toutes les maisons à proximité de Gaza, en raison des tirs incessants de fusées, de mortiers, depuis 2006], lorsque les attaquants étaient dans sa maison, un des derniers messages qu’elle a envoyés était que, si elle survivait, elle promettait qu’elle garderait un grand couteau près d’elle. On l’a identifiée à l’adn de ses cendres le 13 novembre. Ils l’ont brûlée vive.
A situation réelle, question réelle : vous habitez dans une communauté de quatre cents âmes, vous débordez de bonnes intentions (Vivian avait rencontré Arafat dans les années 80), des centaines d’assaillants lourdement armés envahissent votre lopin de terre, vous faites quoi ? Vous vous laissez égorger ?
On parle souvent, avec ironie, de « la joue tendue ». Ironie facile. C’est ignorer que le même homme a dit aussi : « Je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée. » Vous pouvez vérifier. Dans ce petit livre, l’Evangile selon Matthieu, 10 :34. Pensée plus riche, complexe, qu’il y paraît…
1.La fermière d’Horville L’inventaire des guerres
« Est-ce qu’il va y avoir la guerre ? » demandait toujours la bonne fermière d’Horville, le front barré de rides profondes, son regard en détresse lorsqu’elle posait la question. On pouvait toujours lui répondre que notre raison d’être, messagers de paix, c’était d’empêcher cela. Contenir la guerre, en tous cas, hors limites de notre royaume. La réalité, sur un demi-siècle, à la surface de notre planète, c’est que les guerres n’ont jamais cessé, d’une année sur l’autre. Pour ne rien dire des « petites guerres » (ainsi la Bosnie), voici leur chronologie :
1975 – s’achève la guerre du Viet-Nam. 3 millions de morts.
1976-1981 – guerre du Cambodge. 2 millions de morts.
1979 – « revanche américaine » en Afghanistan, contre l’Union Soviétique. 2 à 3 millions de morts.
1980-1988 – Iran-Iraq. 1,5 million de morts.
1990-1991 – 1ère Guerre du Golfe. 300.000 morts en 6 mois.
1992-2002 – Guerre civile d’Algérie. 200.000 morts.
1994 – Génocide du Rwanda. 600.000 morts en 3 mois.
Changeons de millénaire : l’an 2000 voit l’embrasement de l’Esplanade des Mosquées à Jérusalem, charnière entre les continents, les civilisations.
2001-2021 – Seconde guerre d’Afghanistan, après l’attaque de New York. 200.000 morts.
2003-2011 – Seconde Guerre du Golfe. 1 million de morts. Les guerres actuelles :
1982-2024 – Guerre Liban-Palestine-Israël. 60.000 morts.
2011-2024 – Guerre civile de Syrie. 600.000 morts.
2014-2024 – Guerre civile du Yémen. 400.000 morts.
2023-2024 – Guerre civile du Soudan. 150.000 morts.
2022-2024 – Guerre d’Ukraine. 300.000 morts.
Un brave père de famille français, de 45 ans, protestait récemment que « tous ces problèmes-là », pour lui, c’était du « lointain » : « c’est étranger, ça n’est pas moi ! », excluait-il.
On le comprend, nous préférons toujours penser que le glas sonne pour les Autres. On le comprend d’autant mieux que sa génération (« les Milléniaux », les Y, selon les sociologues) est celle qui a grandi avec les jeux vidéo. Des études disent que 80% d’entre eux dorment avec leur smartphone, et un bon tiers est sur les réseaux sociaux jusque dans leurs toilettes.
Admettons que cela n’ouvre pas grand l’esprit ?
A tant se regarder le nombril, préfèrent-ils oublier que le massacre du BaTaClan à Paris, le 13 novembre 2015, les visait eux, leur génération, et non leurs aînés ? Comme le massacre du Festival Nova, en Israël, le 7 octobre 2023 (364 morts en quelques instants, des dizaines de kidnappés).
Du « lointain », l’égorgement d’un prêtre de 86 ans, le Père Hamel, dans son église, sur Rouen, en 2016 ?
En Algérie, la « décennie noire », ils ont commencé par assassiner les journalistes, les intellectuels, et les religieux étrangers, puis tous les étrangers. Les Occidentaux alors fermaient les yeux.
[« Celui qui juge sainement de ses forces et de celles de l’adversaire est rarement vaincu », « Quiconque veut la paix se prépare à la guerre »]
Paradoxe d’hommes, de femmes de paix, désireux avant tout de vivre dans une société en harmonie, en humanité, en bonne intelligence. Nous ne fermons pas les yeux sur les incendies, les inondations qui nous menacent, nous et nos semblables. Là où nous sommes. Dans une Lettre d’août, nous dressions un inventaire des dix fléaux que nous voyons affecter notre monde. Dans celle-ci, nous avons dressé celui des pires guerres du demi-siècle écoulé.
Avancer selon nos perceptions, les yeux grand ouverts.
A Jérusalem, depuis le 20 septembre 2024, une femme de 83 ans, Orna Shimoni, est en grève de la faim. Vous pouvez trouver ses raisons dans un article de Wikipedia, Four Mothers (anti-war protest movement) (en anglais, arabe, hébreu à ce jour). Nous étions, avec les femmes en blanc de Women Wage Peace, dans l’Ile de la Paix, à la frontière jordanienne, avec Orna en 2017. Aussi, dans un article du Times of Israel, le 20 septembre : « Une octogénaire entame une grève de la faim devant la Knesset pour exiger le retour des otages ». Ce 3 octobre : « Après onze jours, les grévistes de la faim continuent à porter la cause des otages israéliens». Empathie. Conscience.
3. Dans le rétroviseur
Dans le Nord d’Israël, 60.000 personnes ont dû quitter leur foyer depuis un an. Dans le Sud du Liban, 600.000 depuis peu. Le 17 octobre, ils disent que Haïfa et Sain Jean d’Acre sont sous le feu de roquettes du Liban.
Retour sur la généalogie de cet incendie : nous avions vu un Liban en paix, heureux de vivre, jusqu’en 1970, lorsque le roi de Jordanie expulse les miliciens palestiniens de son territoire.
Au Liban, ils vont transformer le sud du pays en base militarisée, et reproduire les mêmes comportements qu’en Jordanie, constituer une sorte d’Etat dans l’Etat. S’ensuit une longue, dévastatrice guerre civile, de 1975 à 1990, au bilan terrible : 150.000 à 250.000 morts. Elle est précédée en 1973 par l’attaque surprise, le jour du Kippour, le 6 octobre, des armées syrienne et égyptienne contre Israël. Ce sont 440.000 hommes et près de 3.500 chars qui déferlent, du Nord-Est et du Sud-Ouest, dans un pays paralysé par le jeûne du Grand Pardon, et l’interdiction de se déplacer ce jour-là. Même l’Arabie saoudite, le Maroc, et Cuba (!) contribuent militairement à cet assaut, de fait, sans précédent. Il y aura un millier de chars israéliens détruits ou mis hors service, près de 300 prisonniers – 400 chez les Syriens, plus de 8.000 chez les Egyptiens. 180 Cubains perdront la vie dans cette aventure – que venaient-ils faire si loin de chez eux ? Au nom de quoi ? Les Syriens étaient activement soutenus par les Soviétiques – ceci explique cela. L’Allemagne de l’Est (communiste) envoya une soixantaine de chars, et une douzaine de chasseurs bombardiers. L’Algérie, elle, avait expédié une brigade de 150 chars. Au total, plus de 120.000 combattants des pays arabes avaient rejoint les Egyptiens et les Syriens, dans l’espoir de participer à la curée.
Cessez-le-feu le 22 octobre, mais il fallut attendre la fin mai 1974 pour que la Syrie accepte un accord d’échange de prisonniers, et la « cessation des hostilités ».
En septembre 1978, Egyptiens et Israéliens, s’engagent à un accord de paix sous patronnage américain, à Camp David, qui conduit Israël à restituer à l’Egypte la péninsule du Sinaï, conquise en 1967. Mais entretemps, en mars 78, un commando palestinien stationné au Liban s’infiltre en Israël, et attaque un bus sur la route côtière, dans le but de torpiller les négociations entre Egyptiens et Israéliens : 13 enfants tués, 25 adultes, des dizaines de blessés. Réaction d’Israël : intervention de l’armée au Liban, avec pour objectif d’y neutraliser, et d’en chasser les factions palestiniennes de lutte armée.
Réaction des Nations Unies : créer la FINUL, Force Intérimaire des Nations Unies au Liban, avec 4.000 hommes sous casque bleu. Leur mission : Confirmer le départ des troupes israéliennes / Restaurer paix et sécurité sur tout le territoire / Permettre au gouvernement libanais de rétablir son autorité.
Mandat de la FINUL qui a été si peu appliqué, de 1978 à 1982, qu’il a fallu créer une force multinationale plus opérationnelle, la Force Multinationale de Sécurité, en septembre 1982…
4. Baobabs
« Or il y avait des graines terribles sur la planète du petit prince… c’étaient les graines de baobabs. Le sol de la planète en était infesté. Or un baobab, si l’on s’y prend trop tard, on ne peut plus jamais s’en débarrasser. Il encombre toute la planète. Il la perfore de ses racines. Et si la planète est trop petite, et si les baobabs sont trop nombreux, ils la font éclater. » Saint-Exupéry nous avait prévenus.
Nous revoilà au siècle, à la saison des baobabs. Chacun les siens, de toutes sortes, toutes tailles. Avec, en prime, des invasions de baobabs mutants, du troisième millénaire, à travers toutes les vieilles frontières. L’intelligence artificielle, au premier rang…
Le besoin d’association : un concours de bonnes volontés, face à la montée des eaux.
Définir à temps, clairement, les risques. Les urgences.
Le dernier s.o.s. reçu de Gaza, le 17 octobre, à 16h36 : « Vie et mort.
… horrifiante augmentation des prix, inimaginable. Un kilo d’oignons, 11 euros. Un litre d’huile, 60. Nous avons désespérément besoin de nourrir ma famille. »
Sauf erreur, les oignons, ici, sont à un euro, au sac de cinq kilos, et on trouve de l’huile à deux euros le litre.
A Jérusalem, les grévistes de la faim en sont au trentième jour de leur mouvement.
Ce 1er octobre 2024, la République Islamique d’Iran a envoyé 200 missiles balistiques sur Israël (en quelques minutes ils montent à 400 km d’altitude), déclenchant ainsi la première guerre de l’espace dans l’histoire de l’humanité – après leur première salve de 120, la nuit du 13 au 14 avril.
On attend, d’un jour à l’autre, la réaction d’Israël – et la réaction à cette réaction…
Alors, La Question, qui nous laissera en paix, lorsque nous y aurons apporté une réponse ?
Qu’y pouvons-nous ?
Sur le grand échiquier, nous verrons le 5 novembre comment les pièces vont bouger, avec l’élection de l’Arbitre américain.
A notre échelle, nous avons envoyé, par virements, le montant d’un an de notre petit budget associatif à la famille que nous connaissons à Gaza – lui enseignait la littérature anglaise à l’université islamique de Gaza, jusqu’à l’été 2023. A notre réunion du 26 octobre, nous allons décider de ce que nous pouvons encore.
A celles et ceux qui nous rediront que c’est « loin » Gaza, que ça ne les regarde pas, nous leur demandons ce qu’ils prévoient pour eux-mêmes, d’ici une courte trentaine/quarantaine d’années, lorsqu’ils se retrouveront, diminués, comme tant d’autres, dans l’un ou l’autre de ces Etablissements où de plus illustres ont fini leur vie dans l’abandon et le dénuement final.
Face à cet inéluctable, nos voisins néerlandais, anglais, nordiques, ont un demi-siècle d’avance sur l’Hexagone, avec leur pratique du Snoezelen. Tout préoccupés du Droit de Mourir dans la Dignité, on a donc « zappé » le Droit de Vivre dans la Dignité…
Snoezelen : restaurer la sensorialité dans la bienveillance.
Le 26 octobre, nous définirons ce que nous pouvons essayer, à nos portes. Pour le continent oublié.